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Histoire, astronomie et littérature : Victor Hugo et François Arago



En 1834, Victor Hugo se rend à l'observatoire de Paris où François Arago, lui montre la Lune et ses cratères dans une lunette astronomique. Plus tard, Hugo va écrire un ouvrage, "Promontorium Somni", dont le premier chapitre relate cette visite.

Hugo fera référence à Arago dans d'autres écrits. En 1834, Victor Hugo a 32 ans et Arago 48; Arago sera directeur de l'observatoire de 1843 jusqu'à sa mort en 1853 mais c'est aussi un homme politique, parlementaire de 1830 à 1852 et membre du gouvernement provisoire en 1848, dont Hugo appréciera l'engagement. Dans une lettre à Nadar de janvier 1864, Hugo se rappellera Arago ainsi: "Un soir de je ne sais quelle fête, je me promenais dans l'allée de l'Observatoire avec Arago, ce grand et illustre savant libre. C'était l'été, un ballon qui venait de s'enlever au Champ-de-Mars passa tout à coup dans la nuée au-dessus de nos têtes. Sa rondeur, dorée par le Soleil couchant, était majestueuse. Je dis à Arago:"Voici l'oeuf qui plane, en attendant l'oiseau; mais l'oiseau est dedans et il en sortira". Arago me prit les deux mains, me regarda fixement avec ses prunelles lumineuses, et s'écria:"Et ce jour-là, Geo s'appellera Demos". Par contre, il le citera parmi les savants bornés dans un texte des années 1830: "Le savant est d'un naturel étroit. Dans l'esprit du savant un coin seulement est éclairé, épaisses ténèbres partout ailleurs. Au fond de ces hommes utiles et spéciaux il y a presque toujours une antipathie incurable pour toutes les choses de sentiment, d'imagination, de foi, de poésie, d'art, de religion, c'est-à-dire pour tout le grand côté de l'humanité. Questionnez Laplace sur Mozart, Cuvier sur Raphaël, Arago sur Virgile, tous sur Jésus-Christ, et vous verrez quelle barbarie! Dans l'intelligence limitée de l'homme, la science d'une chose n'est souvent que l'ignorance profonde de tout le reste". Il regrettera aussi son athéisme dans "Choses vues", un texte écrit probablement après la mort d'Arago: "Arago était un grand astronome. Chose inouïe, il regardait sans cesse le ciel et ne croyait pas en Dieu".

Victor Hugo s'intéressera à l'astronomie comme l'atteste ces lignes écrites à Flammarion depuis Guernesey en 1862: "Les matières que vous traitez sont la perpétuelle obsession de ma pensée et l'exil n'a fait qu'augmenter en moi cette méditation, en me plaçant entre deux infinis, l'océan et le ciel". Flammarion écrira en 1894 dans "Clairs de Lune, Victor Hugo astronome": "Parmi les dernières conquêtes du télescope, celles qui concernent la géographie de Mars l'intéressèrent au plus haut point, surtout la découverte des canaux rectilignes énigmatiques qui semblent traverser tous les continents de cette planète. (...) Il eut même un instant l'idée de faire construire un télescope analogue à celui que M. Thiers avait fait monter sur la terrasse de son hôtel de la place Saint-Georges".

Dans le texte qui suit, Victor Hugo décrit une observation des cratères de la Lune mais sa mémoire le trahit car les cratères qu'il dit observer ne peuvent se succéder ainsi, n'étant pas proches sur la Lune! De plus, il explique faussement l'illumination progressive des cratères:"Arago m'expliqua, ce qui du reste se comprenait de soi-même, que, tandis que je regardais, le mouvement propre de la lune avait tourné peu à peu vers le soleil la lisière de la partie obscure, de sorte qu'à un moment donné le jour y avait fait son entrée". En fait, la rotation de la Lune autour de son axe est trop lente pour que Victor Hugo l'ait détectée au cours d'une nuit. Il s'agit plutôt du mouvement de la Lune dans l'oculaire de la lunette qui a découvert peu à peu des cratères de plus en plus éclairés, la Lune se déplaçant de son diamètre en une heure. La Lune était donc à son croissant et on était aux alentours du 9 juillet, du 7 août ou du 6 septembre 1834 ...

Ecoutons maintenant Victor Hugo se remémorer sa visite à l'observatoire.



PROMONTORIUM SOMNII

(I)


Je me rappelle qu'un soir d'été, il y a longtemps de cela, en 1834, j'allai à l'Observatoire. Je parle de Paris, où j'étais alors. J'entrai. La nuit était claire, l'air pur, le ciel serein, la lune à son croissant ; on distinguait à l'oeil nu la rondeur obscure modelée, la lueur cendrée. Arago était chez lui, il me fit monter sur la plate-forme. Il y avait là une lunette qui grossissait quatre cents fois; si vous voulez vous faire une idée de ce que c'est qu'un grossissement de quatre cents fois, représentez-vous le bougeoir que vous tenez à la main haut comme les tours de Notre-Dame; Arago disposa la lunette, et me dit : regardez.

 Je regardai.

J'eus un mouvement de désappointement. Une espèce de trou dans l'obscur, voilà ce que j'avais devant les yeux ; j'étais comme un homme à qui l'on dirait : regardez, et qui verrait l'intérieur d'une bouteille à l'encre. Ma prunelle n'eut d'autre perception que quelque chose comme une brusque arrivée de ténèbres. Toute ma sensation fut celle que donne à l'oeil dans une nuit profonde la plénitude du noir.

- Je ne vois rien,  dis-je
Arago répondit : - Vous voyez la lune.
J'insistai : - Je ne vois rien.
Arago reprit :-  Regardez.

 Un instant après, Arago poursuivit : - vous venez de faire un voyage.
- Quel voyage ?
- Tout à l'heure, comme tous les habitants de la terre, vous étiez à quatre-vingt-dix mille lieues de la lune.
- Eh bien ?
- Vous en êtes maintenant à deux cent vingt-cinq lieues.
- De la lune ?
-  Oui.

C'était là en effet le résultat du grossissement de quatre cents fois. J'avais, grâce à la lunette, fait sans m'en douter cette enjambée, quatre-vingt-neuf mille sept cent soixante-quinze lieues en une seconde. Du reste, cet effrayant et subit rapprochement de la planète ne me faisait aucun effet. Le champ  du télescope étant trop étroit pour embrasser la planète entière, la sphère ne s'y dessinait pas, et ce que j'en voyais, si j'en voyais quelque chose, n'était qu'un  segment obscur. Arago, comme il me l'expliqua ensuite, avait dirigé le télescope vers un point de la lune qui n'était pas encore éclairé. Je repris :

- Je ne vois rien.
- Regardez, dit Arago.

Je suivis l'exemple de Dante vis-à-vis de Virgile. J'obéis.
Peu à peu ma rétine fit ce qu'elle avait à faire, les obscurs mouvements de la machine nécessaires s'opérèrent dans ma prunelle, ma pupille se dilata, mon oeil s'habitua, comme on dit, et cette noirceur que je regardais commença à blêmir. Je distinguai, quoi ? impossible de le dire. C'était trouble, fugace, impalpable à l'oeil, pour ainsi parler. Si rien avait une forme, ce serait cela.

 Puis la visibilité augmenta, on ne sait quelles arborescences se ramifièrent, il se fit des compartiments dans cette lividité, le pâle à côté du noir, de vagues fils insaisissables marquèrent dans ce que j'avais sous les yeux des régions et des zones comme si l'on voyait des frontières dans un rêve. Pourtant tout demeurait indistinct, et il n'y avait d'autre différence que du blême au sombre. Confusion dans le détail, diffusion dans l'ensemble ; c'était toute la quantité de contour et de relief qui peut s'ébaucher dans de la nuit. L'effet de profondeur et de perte du réel était terrible. Et cependant le réel était là. Je touchais les plis de mon vêtement, j'étais, moi. Eh bien, cela aussi était. Ce songe était une terre. Probablement, on (qui ?) marchait dessus ; on allait et venait dans cette chimère ; ce centre conjectural d'une création différente de la nôtre était un récipient de vie ; on y  naissait, on y mourait peut-être ; cette vision était un lieu pour lequel nous étions le rêve. Ces hypothèses compliquant une sensation, ces ébauches de la pensée essayée hors du connu, faisaient un chaos dans mon cerveau.

 Cette impression, c'est l'inexplicable. Qui ne l'a pas éprouvée ne saurait s'en rendre compte.

 Qui que nous soyons, nous sommes des ignorants. Ignorants de ceci, sinon de cela. Nous passons notre vie à avoir besoin de révélations. Il nous faut à chaque instant la secousse du réel. Le saisissement que la lune est un monde n'est pas l'impression habituelle que nous donne cette chose ronde inégalement éclairée paraissant et disparaissant à notre horizon. L'esprit, même l'esprit du songeur, a des habitudes ; quant au bourgeois, il a des centons dans la mémoire, la reine des nuits, la pâle courrière, la lune des romances. Le clair de la lune n'évoque pour le peuple qu'Arlequin et Pierrot. Les poëtes qualifient la lune au point de vue terrestre ; fille de Théa, dit Hésiode ; oeil de la nuit, dit Pindare ; toi qui gouvernes le silence, dit Horace ; quae silentia regis. Les mythologies et les religions, interprètes diminuants de la création, luttent à qui rapetissera cet astre. Pour l'Afrique, c'est un démon, Lunus ; pour les phéniciens, c'est Astarté, pour les Arabes, c'est Alizat, pour les perses, c'est Militra, pour les égyptiens, c'est un boeuf. La Gaule, comme pour la Chersonèse, voit dans la lune un prétexte à égorger les naufragés, par la main des magesses à l'adyta de la Troade, par la main des druidesses au cromlech de l'île de Sayne. Les celtes, frappés de sa ressemblance humaine, l'appellent leun, ce qui signifie image, et l'adorent sur la colline Aralunoe où est aujourd'hui Arlon, Circé, Trophonius, Zoroastre, les magiciennes de Thessalie, les pythonisses de Crotone, les pâtres de Chaldée, murmurent des paroles attirantes qui font descendre la lune sur la terre. Pour Anaximandre, la lune est un feu dans un globe concave, c'est-à-dire une veilleuse au plafond de la nuit. Chez les étrusques, Oreste ayant caché dans un fagot la lune (lisez la statue de Diane prise par lui à Thoas), on appelle la lune Phaselis. Les grecs la couvrent de nom, Diane, Phoebe, Proserpine ; la Détache-Ceinture, Tisiphone ; la frappeuse de loin, Hécate ; elle invente les filets, et s'appelle Dictynne, quoique vierge, elle est sage-femme, et s'appelle, à cause de ce talent, Lucine à Egine et Bubastès à Eléphanta ; étant triple, elle règne sur les carrefours et s'appelle Trivia. Elle a soixante nymphes, un carquois, un arc, des biches familières, une meute, et un char d'argent. Elle est chasseresse et guerrière. Elle est jalouse de Niobé et lui tue ses enfants. Elle est prude ; c'est à cause d'elle que Calisto est ourse, Actéon cerf, Dédalion épervier, mais cette hypocrite a une alcôve où elle donne des rendez-vous à Endymion, berger et roi ; cette alcôve c'est la grotte Latma, sur le mont Latmus, en Carie. Elle ne veut pas qu'on découche, elle exige le domicile, elle veut que les morts même aient leur chez soi, restez dans vos lits, et elle punit les mânes surpris par elle en état de vagabondage ; elle condamne à cent années de larmes nocturnes l'esprit des corps sans sépulture. C'est là, dit Esiode, ce que Jupiter a enseigné aux hommes. Telle est la lune payenne ; la lune juive est à peu près de même réalité. Le pseudo dieu qui rédige la bible n'en sait pas plus long ; il dit par la bouche d'Ezéchiel : la lune est une lampe d'argent, et Jéhovah ignore le ciel aussi bien que Jupiter. Les prêtres prennent le croissant pour le mettre, les uns sur la tête de Diane, les autres sous les pieds de Marie. Voilà la lune des religions.

 De tout cela à être un univers, il y a du chemin. Si les religions ôtent sa vraie poésie à la lune, les sciences n'ont nul souci de la lui rendre ; la véritable science, par dédain de l'hypothèse, la fausse science par recherche des panacées et des pierres philosophales. La lune, pour l'astrologue, c'est le signe sous lequel il y a dans le nouveau-né mâle trop de sang de femme, et dans le nouveau-né femelle trop de sang d'homme ; d'où l'hermaphrodite et l'androgyne et les faux sexes ; et la lune crée sur la terre Sodome. Pour l'alchimiste, c'est l'argent, luna, lumen minus, le soleil étant l'or. Pour les savants positifs et pratiques, c'est une force, faisant coïncider avec ses syzygies les hautes et basses marées ; Newton la calcule, la latitude de la lune est la mesure des angles des noeuds et ne passe jamais cinq degrés ; Hook tâte sa chaleur, et lui trouve si peu de calorique et de clarté qu'il faudrait cent quatre mille trois cent soixante-huit pleines lunes pour équivaloir au soleil à midi. La lune n'a guère moins à se plaindre de l'astronome qui la fait chiffre que de l'astrologue qui la fait chimère. Ajoutez à cela la soeur d'Apollon, la chaste déesse, etc. Les poètes ont créé une lune métaphorique et les savants une lune algébrique. La lune réelle est entre les deux.

 C'est cette lune-là que j'avais sous les yeux.

 Je le répète, l'impression est étrange. On a vaguement dans l'esprit toutes les choses que je viens de dire, et d'autres de même sorte ; c'est ce qu'on appelle la science de la lune, on roule cela confusément en soi, et puis par aventure on rencontre un télescope, et cette lune, on la voit, et cette figure de l'inattendu surgit devant vous, et vous vous trouvez face à face dans l'ombre avec cette mappemonde de l'Ignoré. L'effet est terrifiant.

 Autre chose que nous tout près de nous. L'inaccessible presque touché. L'invisible vu. Il semble qu'on n'ait que la main à étendre. Plus on regarde, plus on se convainc que cela est, moins on y croit. Loin de se calmer, l'étonnement augmente. Est-il vrai que cela soit ? Ces pâleurs, ce sont peut-être des mers ; ces noirceurs, ce sont peut-être des continents. Cela semble impossible, et cela est. Ce point noir, c'est peut-être la ville que Riccioli affirmait voir et qu'il appelait Tycho ? Ces taches, sont-ce des empires ? de quelle humanité ce globe est-il le support ? quels sont les mastodontes, les hydres, les dragons, les béhémots, les léviathans de ce milieu ? qu'est-ce qui y grince ou y rugit ? quelles bêtes y a-t-il là  ? On rêve le monstre possible dans ce prodige. On distribue par la pensée dans cette géographie, presque horrible par la nouveauté, des flores et des faunes inouïes. Quel est le fourmillement de la vie universelle sur cette surface ? On a le vertige de cette suspension d'un univers sans le vide. Nous aussi, nous sommes comme cela en l'air. Oui, cette chose est. Il semble qu'elle vous regarde. Elle vous tient. La perception du phénomène devient de plus en plus nette ; cette présence vous serre le coeur ; c'est l'effet des grands fantômes. Le silence accroît l'horreur. Horreur sacrée. Il est étrange d'entrevoir une telle chose et de n'entendre aucun bruit. Et puis, cette chose se meut. Le mouvement déplace les linéaments. L'obscurité se complique d'effacement. L'énorme simulacre se défait et se recompose. Impossible de détacher ses yeux de ce monde spectre. Quel deuil ! Quelle brume de gouffre ! quelle ombre ! cela n'est peut-être pas.

 Tout à coup, j'eus un soubresaut, un éclair flamboya, ce fut merveilleux et formidable, je fermai les yeux d'éblouissement. Je venais de voir le soleil se lever dans la lune.

 L'éclair fit une rencontre, quelque chose comme une cime peut-être, et s'y heurta, une sorte de serpent de feu se dessina dans cette noirceur, se roula en cercle et resta immobile ; c'était un cratère qui apparaissait. A quelque distance, un autre éclair, une autre couleuvre de lumière, un autre cercle ; deuxième cratère. Le premier est le volcan Messala, me dit Arago ; le deuxième est le Promontorium Somnii. Puis successivement resplendirent , comme les couronnes de flamme que porte l'ombre, comme les margelles de braise des puits de l'abîme, le mont Proclus, le mont Céomèdes, le mont Petavius, ces vésuves et ces etnas de là-haut ; puis une pourpre tumultueuse courut au plus noir de ce prodigieux horizon, une dentelure de charbons ardents se hérissa, et se fixa, ne remuant plus, terrible. C'est une chaîne des Alpes lunaires, me dit Arago. Cependant les cercles s'agrandissaient, s'élargissaient, se mêlaient par les bords, s'exagéraient jusqu'à se confondre tous ensemble ; des vallées se creusaient, des précipices s'ouvraient, des hiatus écartaient leurs lèvres que débordait une écume d'ombre, des spirales profondes s'enfonçaient, descentes effrayantes pour le regard, d'immenses cônes d'obscurité se projetaient, les ombres remuaient, des bandes rayons se posaient comme des architraves d'un piton à l'autre, des noeuds de cratères faisaient des froncements autour des pics, toutes sortes de profils de fournaise surgissaient pêle-mêle, les uns fumée, les autres clarté ; des caps, des promontoires, des gorges, des cols, des plateaux, de vastes plans inclinés, des escarpements, des coupures, s'enchevêtraient mêlant leurs courbes et leurs angles ; on voyait la figure des montagnes. Cela existait magnifiquement. Là aussi la grande parole venait d'être dite ; fiat lux. La lumière avait fait de toute cette ombre soudain vivante quelque chose comme un masque qui devient visage. Partout l'or, écarlate, des avalanches de rubis, un ruissellement de flamme. On eût dit que l'aurore avait brusquement mis le feu à ce monde de ténèbres.

Arago m'expliqua, ce qui du reste se comprenait de soi-même, que, tandis que je regardais, le mouvement propre de la lune avait tourné peu à peu vers le soleil la lisière de la partie obscure, de sorte qu'à un moment donné le jour y avait fait son entrée.

 Cette vision est un de mes plus profonds souvenirs.

 Pas de plus mystérieux spectacle que cette irruption de l'aube dans un univers couvert d'obscurité. C'est le droit à la vie s'affirmant dans des proportions sublimes. C'est le réveil démesuré. Il semble qu'on assiste au paiement d'une dette de l'infini.

 C'est la prise de possession de la lumière.

 Quelque chose de pareil arrive parfois à des génies.

 La renommée a des retards. Une création colossale sortie d'un esprit est par on ne sait quel hasard triste restée inaperçue. Cette oeuvre est sous le linceul de l'ignorance universelle. Cette oeuvre fait partie de ce qui n'existe pas ; elle est nivelée par l'ombre avec le néant. Un glacial déni de lumière pèse sur elle. La vaste iniquité des ténèbres la submerge. Son phénomène, perdu sous des profondeurs de brume, semble condamné à cet avortement funèbre, l'épanouissement pour la nuit. Les années ont passé. Le chef-d'oeuvre est là, plongé dans l'obscurité comme cette grande lune sombre, attendant. Il attend la gloire, comme elle le soleil. Quand vient la justice ? quel est le mystère de ces lentes évolutions ? Dans quelle orbite et selon quelle loi se meut la postérité ? L'ombre est épaisse, la chose immense est dans cette nuit, cela peut durer des siècles. Lugubre attente. Soudain, brusquement, un jet de lumière éclate, il frappe une cime, et voilà Hamlet visible, puis la clarté augmente, le jour se fait, et successivement, comme dans la lune le mont Messala, le Promontoire des songes, le volcan Proclus, tous ces sommets, tous ces cratères, Othello, Roméo et Juliette, Lear, Macbeth, apparaissent dans Shakespeare, et les hommes stupéfaits s'aperçoivent qu'ils ont, au-dessus de leur tête un monde inconnu.