Comprendre > Histoire > Observatoire du Pic du Midi
L'Observatoire du Pic du Midi, situé à une altitude de 2876 mètres, était difficile à atteindre et la vie y était difficile. Son histoire est une leçon de courage. C'est aussi une leçon de créativité, parce que les astronomes ont tiré parti des remarquables qualités du site de bien des façons, pour étudier les planètes et, plus tard, pour préparer les missions Apollo. Ils ont aussi invité des géophysiciens, des botanistes et des cosmiciens à y mener des expériences, et l'Observatoire est devenu un centre de recherches pluridisciplinaires. Cette histoire est présentée par le biais de ses directeurs successifs, qui ont tous profondément marqué le Pic de leur personnalité et de leurs centres d'intérêt.
C'est par l'astronomie que l'Observatoire du Pic du Midi a acquis sa réputation mondiale, par l'observation de la couronne solaire, la cartographie des surfaces planétaires, la détermination de la période de rotation de Vénus, la préparation de l'alunissage des missions Apollo. L'astronomie est encore à l'heure actuelle le domaine d'investigation scientifique le plus important au Pic du Midi.
Mais cet Observatoire était à l'origine une station météorologique, et, au cours des ans, il a été un lieu de recherches dans bien d'autres domaines scientifiques, le magnétisme terrestre, la physique atmosphérique, la séismologie, la radioactivité naturelle, la glaciologie, les rayons cosmiques et, dans une moindre mesure, la radioactivité artificielle, la physiologie et la recherche médicale.
L'inventaire des résultats scientifiques obtenus dans tous ces domaines serait intéressant à présenter, mais, dans ce récit historique, je vais m'attacher à évoquer les scientifiques plus que leur science. La vie quotidienne au sommet du Pic était vraiment dure, à cause de l'altitude et de l'isolement. Dans les années trente, un géophysicien du Pic, Hubert Garrigue, avait coutume de dire qu'il vivait à six ou huit heures à pied de la France. La mise en service du téléphérique en 1952 transforma complètement la vie quotidienne au sommet. Avant, il fallait une profonde motivation pour y vivre en permanence, aux dépens de la vie de famille et souvent de la santé. Le chauffage et des locaux d'habitation était insuffisant, leur ventilation inadéquate, provoquant des bronchites chroniques. La nourriture, à base de conserves et de viande salée, était une autre cause de mauvaise santé.
L'histoire de l'Observatoire du Pic du Midi commence en fait à environ 300 mètres en dessous du sommet, au col de Sencours, où une station météorologique provisoire est installée en 1873. Les deux meneurs de ce projet d'initiative privée sont un général à la retraite, Charles Champion du Bois de Nansouty, et un ingénieur, Célestin-Xavier Vaussenat. Nansouty séjourne pendant huit ans au col de Sencours, où il fait des observations météorologiques de routine, et Vaussenat sillonne le pays à la recherche d'un financement pour la construction de l'Observatoire définitif. Il sollicite des mécènes et donne de nombreuses conférences publiques, au cours desquelles il ouvre une souscription.
La construction de l'Observatoire commence en 1878 et dure quatre ans, parce que les travaux ne peuvent se faire que pendant les quelques mois où le sommet n'est pas couvert de neige et aisément accessible à pied ou à mulet, entre la fin juillet et la mi octobre. Le principal souci des fondateurs de l'Observatoire est de protéger les ouvriers de la foudre qui s'abat fréquemment sur ce pic isolé. Plusieurs paratonnerres sont érigés et reliés par un épais câble métallique de plus d'un kilomètre au lac d'Oncet voisin.
L'Observatoire est inauguré au mois d'août 1882. Ses fondateurs sont dans l'impossibilité d'assurer la gestion et l'entretien de leur oeuvre; ils en font don à l'Etat, à condition que celui-ci paie les dettes restantes et qu'il fournisse une subvention annuelle de 30 000 francs pour couvrir le salaire du directeur et de quelques employés et les frais de fonctionnement de la station. Sous la pression de Paul Bert et d'autres politiciens, l'Etat accepte cette donation. L'établissement devient un observatoire national sous l'autorité du Bureau Central Météorologique à Paris et Vaussenat devient son premier directeur. Nansouty, nommé directeur honoraire, se retire à Dax.
Vaussenat est avant tout un ingénieur. Il consacre tout son temps et son énergie à développer l'Observatoire. Il rase les alentours du sommet pour y aménager des terrasses, construit un bâtiment de stockage (appelé par la suite bâtiment Vaussenat) et le fameux "blockhaus" sur lequel sont installés les instruments de mesure météorologiques. Comme les terrasses sont couvertes de plusieurs mètres de neige huit ou neuf mois sur douze, il creuse aussi un tunnel pour accéder commodément en toute saison au blockhaus à l'heure des relevés météo. Vaussenat invite des scientifiques à mener des expériences dans son observatoire. En novembre 1882, deux astronomes parisiens viennent observer le transit de Vénus sur le Soleil. Mais, à cause du mauvais temps, ils ne parviennent pas à amener leur lourd équipement au sommet et doivent se contenter du col de Sencours. Le 6 décembre, jour du transit, le ciel est dégagé au sommet, mais couvert à Sencours. C'est à cette époque que se situe la seule tragédie majeure de l'histoire du Pic, lorsque les porteurs sont pris dans une avalanche qui cause la mort de trois d'entre eux. A partir de cette date, les porteurs redoublent de prudence, partant toujours de la vallée bien avant le lever du Soleil; ils ne font pas l'ascension quand il vient de neiger et que les risques d'avalanches sont élevés. Parmi les visiteurs estivaux de cette période, il y a deux physiciens qui mesurent la teneur de l'atmosphère en monoxyde de carbone et en ozone en 1881, 82 et 83, deux astronomes parisiens qui font des tests astronomiques du site en 1883 et le trouvent excellent, des officiers géodésiens qui font la carte de France en 1884, Jules Janssen qui observe le Soleil en 1887, un médecin qui étudie les effets de l'altitude sur des chiens, chats, poulets, lapins, en 1890, et deux astronomes lyonnais, également en 1890.
A la demande du Bureau Central Météorologique, Vaussenat réalise lui-même une importante expérience de physique atmosphérique entre 1883 et 1885. L'objectif de cette "expérience Lemström" est de produire des aurores boréales artificielles. Selim Lemström est un physicien finlandais qui a réussi une telle expérience dans le nord de la Finlande et en a communiqué les résultats à la communauté scientifique française. Vaussenat achète 200 longues perches en chêne écorcées sur pied, les répartit au sommet du Pic sur 530 mètres carrés et les relie par du fil de fer garni de 10 800 pointes métalliques. Le dispositif expérimental ne produit pas l'effet attendu; par contre, il attire efficacement les coups de foudre, ce qui oblige Vaussenat à s'acheter un nouveau costume et une montre.
En novembre 1891, Vaussenat est pris d'un sérieux malaise cardiaque au Pic; il est descendu en catastrophe par deux porteurs à Bagnères, où il meurt au bout d'une semaine. Après une longue lutte d'influence entre le Bureau Central Météorologique, l'observatoire de Paris et d'autres instituts, Emile Marchand, un astronome et géophysicien expérimenté de l'observatoire de Lyon qui a séjourné au Pic deux ans auparavant, devient le deuxième directeur de l'observatoire.
Il s'attèle immédiatement à la tâche d'améliorer et d'étendre les observations et mesures de physique et d'astronomie faites à l'observatoire. Pendant les 22 ans de sa direction, il collecte une considérable quantité de mesures quotidiennes avec l'aide de son personnel : la carte du Soleil, des surfaces planétaires et de la couverture nuageuse, ainsi que des relevés météorologiques, d'électricité atmosphérique, de magnétisme terrestre et de séismologie. Pendant cette période, il publie 35 articles de géophysique, 20 d'astronomie, 6 sur les relations Soleil-Terre et 9 de botanique. Malheureusement, la plupart de ces articles paraissent dans la revue d'une société savante locale et dans des comptes-rendus de congrès, et son oeuvre attend encore ses lecteurs.
Les observations astronomiques, la carte journalière des taches solaires, l'aspect de Vénus (pour déterminer sa période de rotation), la recherche d'une atmosphère sur la Lune, la mesure des occultations des satellites de Jupiter, sont faites par Sylvain Latreille. Celui-ci utilise une lunette de 20 centimètres de médiocre qualité provenant des expéditions pour observer le transit de Vénus et donnée par l'observatoire de Paris. Marchand acquiert un spectrohéliographe, mais l'instrument est défectueux et il n'arrivera jamais à le faire fonctionner de façon satisfaisante. Il monte un projet détaillé pour installer un sidérostat polaire, type d'instrument bien adapté à un site qui est sous la neige huit mois sur douze, mais ne parvient pas à le réaliser faute de soutien et de crédits.
Marchand réside dans la ville de Bagnères, à 27 kilomètres du Pic, où il mène les mêmes observations qu'au sommet de la montagne. Comme il fait également ces mesures sur le chemin qui monte au Pic, il acquiert ainsi des informations détaillées sur l'état de l'atmosphère à toutes les altitudes entre 550 et 2876 mètres. Il est en contact journalier avec le sommet par une ligne téléphonique privée, mais la liaison est parfois si mauvaise qu'il faut recourir aux signaux en morse pour communiquer. La ligne est aussi parfois rompue plusieurs fois par an par la neige, des branches, la foudre, les moutons, et Marchand doit alors envoyer quelqu'un pour rétablir la liaison. Comme la ligne est en cuivre, quelques sections sont volées à plusieurs occasions.
Marchand consacre beaucoup de temps aux tâches administratives, à l'entretien des bâtiments et à la fourniture de l'observatoire en denrées, combustible et autre matériel indispensable à sa survie. Pendant la brève période d'été, lorsqu'il n'y a pas de neige, un train de mulets portant une charge de cent kilos chacun parcourt le sentier presque journellement, pour y porter 10 à 15 tonnes de charbon, 2 tonnes de pommes de terre, 50 tonneaux de 36 litres de vin, ainsi que du bois, de l'eau potable, des conserves, etc. Le reste de l'année, l'observatoire est ravitaillé en viande fraîche, pain, fromage et légumes par deux ou trois porteurs qui, lorsque le temps le permet, font l'ascension pendant cinq à huit heures le dimanche, lendemain du jour de marché à Bagnères. Ce moyen de transport onéreux double le coût de tous les matériaux utilisés au sommet. En outre, les transports doivent souvent être reportés de plusieurs jours, voire de plusieurs semaines, et une partie de la nourriture est souvent perdue.
Au tournant du siècle, le Bureau Central Météorologique demande à Marchand d'installer un jardin botanique au sommet, pour étudier le comportement des plantes à haute altitude. Joseph Bouget, un modeste jardinier de Bagnères, prend en main le projet, et, au cours des ans, il publie plus de 30 articles sur les expériences menées en ce jardin; il devient bientôt un expert consulté par les grands noms de la botanique en France. A partir de 1934 et pendant une décennie, il gère un important projet pour faire pousser des pommes de terre à partir de graines et regénérer les tubercules utilisées par les agriculteurs de la région. Mais le ministère ne voudra jamais lui attribuer un poste permanent à l'observatoire, et Bouget sera toujours rémunéré de façon précaire.
C'est également au début du siècle que Benjamin Baillaud, alors directeur de l'observatoire de Toulouse, décide de construire un télescope au Pic. Il connaît bien ce site et ses avantages pour avoir souvent participé à son inspection annuelle. Mais il veut d'abord s'assurer par lui-même du bien fondé de cette réputation du Pic pour les bonnes images. Il y installe une petite coupole provisoire sous laquelle il pose une monture pouvant accommoder plusieurs tubes de petits télescopes, puis il passe plusieurs étés avec des membres de son personnel à conduire des tests astronomiques. Ils concluent que les images sont souvent bonnes et parfois excellentes.
Baillaud obtient alors des crédits pour la construction d'une coupole, d'un télescope de 50 centimètres de diamètre et d'une maison pour les astronomes visiteurs. Les travaux commencent après la saison d'été de 1904. En 1906, la coupole est terminée et le télescope, construit dans un atelier parisien, est amené à Bagnères par chemin de fer, puis au col du Tourmalet par char à boeufs. De là, les 22 caisses, pesant entre 300 et 800 kilos, sont transportées au sommet par une douzaine de soldats d'un régiment d'artillerie de Tarbes. Les difficultés sont telles que, au bout d'un mois d'efforts, ils ne parviennent qu'au col de Sencours. Les caisses y passent l'hiver et le télescope n'est au sommet qu'en septembre 1907. Un autre été est nécessaire pour le monter et le rendre opérationnel.
Les deux premiers utilisateurs arrivent en septembre 1909; ce sont le comte de la Baume Pluvinel et son assistant. Les excellentes images qu'ils obtiennent de Mars leur permettent de démentir l'existence de canaux sur la planète rouge. L'année suivante est l'année de la comète de Halley; malheureusement, elle n'est visible qu'en mai, la pire saison au Pic. Henri Godard, de l'observatoire de Bordeaux, et Gaston Millochau, de celui de Meudon, séjournent trois semaines au Pic avant de pouvoir ouvrir la coupole. L'une des rares distraction est un tourne- disques avec une douzaine de disques, et les deux astronomes les connaissent bientôt par coeur. Cet automne, le comte de la Baume et son assistant sont de retour au Pic, mais le temps y est nettement moins beau que l'année précédente. C'est ainsi que le Pic acquiert la réputation injustifiée qu'il y fait toujours mauvais, et les astronomes français ne se bousculent pas pour y venir observer. Le seul qui utilise le télescope Baillaud avec persévérance est Jules Baillaud, le fils de Benjamin; ses travaux au Pic lui valent un prix de l'Académie des Sciences en 1924.
Le nouveau télescope, administré par l'observatoire de Toulouse, est dès le début une source permanente de problèmes pour Marchand, qui ne supporte pas cette intrusion dans son domaine. Cette animosité, également ressentie par le personnel au sommet, est source de quelques conflits avec les toulousains.
Emile Marchand meurt en mars 1914. La guerre éclate avant qu'on ait eu le temps de nommer un nouveau directeur. Ce n'est pas sans une certaine angoisse que le directeur intérimaire doit partir, laissant le Pic isolé et vulnérable, comme il le dit dans une lettre. "Je cesse ce soir mon service à l'Observatoire pour cause de mobilisation. Je dois être rendu à Tarbes demain 3 août avant 8h du matin. Les bureaux seront fermés à partir d'aujourd'hui. (...) Il ne resterait donc au sommet que M Latreille, tout seul." Et, en effet, Latreille reste seul au Pic pendant 14 mois, refusant de quitter son poste tant qu'il n'y a personne pour le remplacer et garantir ainsi la continuité des observations météorologiques quotidiennes.
La disparition du directeur est l'occasion de mettre tous les instruments et le personnel sous une seule autorité, celle de l'observatoire de Toulouse, ce qui est fait en 1915. Joseph Rey, un lieutenant de marine, est nommé directeur-adjoint, mais ne rejoint son poste qu'à la fin de 1917.
Rey démissionne en 1920 pour plusieurs raisons et c'est Camille Dauzère, un physicien, qui le remplace. Il se préoccupe immédiatement de faire rénover les bâtiments qui ont beaucoup souffert du manque d'entretien pendant les années de guerre. Mais il est déjà un peu tard, car une partie de la terrasse nord s'effondre dans le ravin en juillet 1922. Paradoxalement, cette catastrophe est une bénédiction pour Dauzère qui parvient ainsi à attirer l'attention des politiciens; les élus de tous bords s'unissent pour sauver le Pic, comme ils le feront dans les années 90. A la suite de cette mobilisation, Dauzère reçoit d'importants crédits pendant quinze ans pour rénover les bâtiments de l'observatoire et en construire un nouveau, qui sera plus tard appelé bâtiment Dauzère.
Les astronomes français ne montrent pas le même enthousiasme pour sauver le Pic. Henri Deslandres, directeur de l'observatoire de Meudon, est mandaté pour inspecter tous les observatoires français en 1922. Après avoir visité celui du Pic du Midi, il recommande sa fermeture! Pour sauver son établissement, Dauzère l'oriente alors résolument vers la géophysique, et, pendant les quinze années suivantes, la géophysique est le thème principal de recherche scientifique au Pic. Joseph Devaux y fait sa thèse sur le bilan thermique des champs de neige et des glaciers et participe à plusieurs expéditions au Groenland avec Charcot. Hubert Garrigue fait sa thèse sur la radioactivité naturelle en montagne. Dauzère lui-même s'intéresse à la foudre et à la grêle, complétant et mettant à profit une remarquable base de données sur les points d'impact de la foudre constituée par Bouget. Il devient bientôt un expert de renommée nationale sur le sujet de la foudre.
Le retour progressif vers l'astronomie se produit dans les années trente, lorsque Bernard Lyot, un astronome parisien, met au point son coronographe au Pic. Cet appareil révolutionnaire sert à observer la couronne solaire en dehors des éclipses. Mais il faut le talent de Lyot et la transparence du ciel du Pic pour que l'expérience réussisse. En 1935, Jules Baillaud, défenseur de l'astronomie au Pic, devient président de la Société "Les amis de l'Observatoire du Pic du Midi". En cette qualité, il propose d'améliorer le télescope existant, construit par son père, et d'en réaliser un deuxième. Enfin, en 1936, le ministère nomme un astronome pour remplacer Joseph Devaux, disparu avec Charcot au large des côtes d'Islande. Cet astronome, c'est Henri Camichel; il est résolument décidé à observer, même en hiver.
Lorsque Camille Dauzère prend sa retraite en 1937, il n'y a pas de volontaire pour prendre sa succession. Le ministère annonce alors qu'il fermera l'observatoire s'il n'y a pas de candidat pour la place de directeur. Cette perspective est insupportable pour Jules Baillaud qui, malgré ses 63 ans et ses responsabilités à l'observatoire de Paris, se résigne à assumer la tâche de directeur, à condition de partager son temps entre Bagnères et Paris et d'avoir sur place un secrétaire administratif pour le seconder et le remplacer. La personne choisie pour cette dernière mission est Charles Taule, instituteur et ancien météorologiste du Pic, qui va jouer un rôle essentiel, mais effacé, dans la vie du Pic.
Dès sa nomination, Jules Baillaud entreprend un ambitieux programme de rénovation de l'observatoire, la construction d'un téléphérique pour résoudre les problèmes d'accès et celle d'une ligne électrique depuis la vallée pour remplacer la batterie d'accumulateurs, une source faible et peu fiable d'énergie. Mais ces projets sont à peine ébauchés lorsqu'éclate la guerre; presque tout le personnel est mobilisé.
On pourrait penser qu'un homme âgé, qui ne voulait pas vraiment être directeur, se retrouvant presque seul dans cet observatoire à un moment où tout le pays est bouleversé par l'état de guerre, renoncerait à tous ses projets. Mais c'est tout le contraire qui se passe. La défaite et son humiliation le galvanisent; il estime que "notre pays a besoin de montrer que son génie et son rayonnement ne sont pas éteints." Cette situation est très proche de celle de 1871; six observatoires nationaux et deux privés ont été construits dans les dix années qui suivirent.
Jules Baillaud cherche d'abord à rénover le télescope existant, dont le miroir est de qualité médiocre. Il négocie avec René Jarry-Desloges, un riche astronome amateur propriétaire d'un bon objectif de 50 centimètres, mais celui-ci est très réticent à prêter sa précieuse pièce optique. L'imminence de l'opposition de Mars en 1941 oblige les astronomes à trouver une solution rapidement; il empruntent l'objectif de 38 centimètres de l'observatoire de Toulouse, avec lequel ils font d'excellentes observations de Mars qui les convainquent de trouver une solution permanente.
Lyot pense alors à l'objectif de 60 centimètres du grand télescope coudé de l'observatoire de Paris. Mais sa longueur focale est de 18 mètres, soit trois fois celle du télescope Benjamin Baillaud. Si on veut adapter le grand objectif à ce télescope, il faut replier deux fois le faisceau lumineux avec deux miroirs plans. L'instrument devient alors une réfracto- réflecteur, système inventé par l'astronome suisse Emil Schaer au début du siècle, mais jamais testé à grande échelle. La transformation est tout-à-fait faisable, puisque le télescope Baillaud est composé de deux tubes, l'un pour le miroir de 50 centimètres, l'autre pour la petite lunette de guidage de 23 centimètres.
La partition entre les deux tubes est enlevée et des barillets pour l'objectif et deux miroirs plans sont commandés auprès d'un fabriquant replié près de Vichy. Cela se passe à l'automne 1942, alors que les alliés ont débarqué en Afrique du Nord et que les allemands ont occupé la zone sud de la France, et les pièces sont construites et livrées au milieu de difficultés d'approvisionnement et de transport inouies.
Le réfracto-réflector, rebaptisé "lunette Baillaud", est utilisé avec beaucoup de succès jusqu'à la fin des années soixante pour mesurer avec précision le diamètre des planètes, pour cartographier leur surface, pour étudier les taches à la surface des satellites de Jupiter, pour cartographier la Lune. Il faudra attendre les observations spatiales pour faire mieux. Cet instrument sert également pour l'observation quotidienne de la couronne solaire, pour prévoir la qualité des communications terrestres dans le domaine radio.
Baillaud se tourne ensuite vers son deuxième projet astronomique, la construction de deux nouveaux télescopes, l'un de 85 centimètres de diamètre pour la photographie à grand champ et l'autre, de 150 centimètres, pour la photographie à haute résolution. Ce dernier télescope est d'une conception très révolutionnaire, en avance sur son temps d'un demi-siècle. Il s'agit d'un télescope sans coupole, dont le tube doit être rempli d'hélium et réfrigéré, pour avoir la meilleure qualité d'image au monde. L'absence de coupole élimine la turbulence locale que provoque une telle structure Mais le télescope doit être très rigide, capable de résister à des vents de 20 mètres par seconde. La réfrigération et l'hélium, peu sensible aux variations de chaleur, sont destinés à préserver la qualité d'image.
Autre innovation du grand télescope, le miroir doit être en acier, et non en verre. A cela, il y a une raison pratique simple : les usines de Saint-Gobain ne sont pas équipées pour fabriquer un miroir de cette taille et la situation ne leur permet pas d'y remédier. L'acier a d'indéniables avantages sur le verre; il est très rigide et conserve sa forme dans toutes les positions, et possède une grande stabilité thermique. Mais l'acier présente aussi des inconvénients, une faible réflectivité, moins de 65%, et ne se polit pas aussi finement que le verre. Baillaud confie à des spécialistes des alliages d'acier la tâche de trouver des solutions à ces deux défauts.
Les études de faisabilité commencent en janvier 1943, et sont menées par Messier, un fabriquant de trains d'atterrissages qui est au chômage parce qu'il ne veut pas travailler pour les allemands. L'avantage de cette Société sur les constructeurs de télescopes est son manque d'a prioris sur la façon de concevoir un télescope. Le projet se poursuit au milieu de difficultés matérielles considérables, en particulier après le débarquement des alliés en Normandie, lorsqu'il y a une pénurie complète de matériaux, que les transports et le courrier sont très perturbés, que les hauts fonctionnaires sont mis en prison par le gouvernement provisoire, et que le pays est en fait paralysé.
Paradoxalement, c'est la fin de la guerre qui met un terme à ce projet. Messier retourne alors à ses activités plus profitables pour l'aéronautique, Baillaud se retire en 1947, Lyot meurt prématurément en 1952. Mais la principale raison de l'abandon de ce projet est sans doute l'opposition obstinée d'André Danjon, directeur de l'observatoire de Paris et patron de fait de l'astronomie française; il estime qu'on ne fera jamais rien de bien dans un observatoire en altitude et veut développer une station en Haute-Provence.
La fin de la guerre voit cependant se réaliser les autres projets de Baillaud, la ligne à haute tension et le téléphérique.
La ligne à haute tension depuis la station d'Artigues est construite entre 1945 et 1949. La ligne est souterraine sur tout son parcours depuis la Mongie, pour respecter les sites classés du Tourmalet et de la vallée du Bastan. Cette ligne de 10 000 volts est mise en service le 18 novembre 1949. La tension est augmentée en 1954 pour permettre aux expériences de rayons cosmiques de disposer de plus de puissance pour leurs électro-aimants.
La construction du téléphérique est précédée par celle d'un câble transporteur en 1945- 47. Ce moyen de transport provisoire est constituée d'un câble tracteur qui tire une benne à ciel ouvert soutenue par un câble porteur fixe. Il sert au transport du ravitaillement et du gros matériel pour le Pic, mais aussi des matériaux de construction du téléphérique définitif. Par contre, à de rares exceptions près, il n'est pas utilisé pour le transport du personnel.
Le téléphérique, inauguré le 23 décembre 1951, marque la fin d'une époque, la fin des portages à dos d'homme en hiver et les ascensions à pied. Il bouleverse profondément la vie quotidienne au sommet, provoquant un clivage entre "avant" et "après", entre ceux qui ont connu les ascensions longues et difficiles dans la neige et ceux qui arrivent au sommet en costume de ville, une serviette à la main, sans plus d'effort que s'ils avaient pris le métro.
Pendant la première décennie des années d'après- guerre, la priorité est donnée aux travaux d'infrastructure et à l'accueil des équipes de cosmiciens. C'est ainsi que s'installent successivement au Pic des équipes de l'Ecole Normale Supérieure avec Jean Daudin, de l'université de Manchester avec Patrick Blackett, prix Nobel de physique en 1948, et de l'Ecole Polytechnique avec Louis Leprince-Ringuet.
Alors que Jean Daudin veut déterminer l'origine des rayons cosmiques, les autres équipes se servent des particules venues du cosmos comme d'un accélérateur pour étudier la matière nucléaire. Ils quitteront le Pic sans regrets à la fin des années cinquante, lorsqu'ils disposeront de l'accélérateur du CERN.
L'astronomie se développe avec la venue de plusieurs équipes au milieu des années cinquante. Des astronomes solaires de l'observatoire de Meudon, sous la responsabilité de Raymond Michard, installent un spectrographe à grande dispersion dans une nouvelle extension du bâtiment principal, baptisée laboratoire Marchand. Cet instrument sert pendant huit ans à presque tous les programmes de physique solaire de l'époque.
Par ailleurs une équipe d'astronomes de l'université de Manchester dirigée par Zdenek Kopal prend des dizaines de milliers de photos de la Lune au télescope Baillaud pour préparer l'alunissage des vols Apollo et financent en partie l'acquisition d'un nouveau télescope à miroir d'un mètre de diamètre pour ce même programme.
Ce nouveau télescope sert également à des expériences de tirs sur la Lune avec un laser, pour déterminer la distance Terre-Lune à quelques centimètres près en mesurant le temps que met un rayon laser pour revenir sur Terre après réflexion sur l'une des cibles placées sur le sol lunaire par les sondes spatiales.
La construction d'un grand télescope peut être mise à l'étude en 1964, après la disparition d'André Danjon. Son emplacement est décidé après des études en soufflerie, et une coupole d'un concept très original, que Bernard Lyot n'aurait pas désavoué, est adoptée. Les travaux de dérochement commencent en 1970 et le télescope est mis en service en juillet 1980, peu de temps avant la fin du mandat de Jean Rösch, le dernier des directeurs de l'époque héroïque, celle des pionniers.
Baillaud, B., Bourget, H., 1903, Comptes Rendus Acad. Sci., 136,
1417
Baillaud, J. 1924, Bulletin astronomique, 2ème série,
4, 275
Bouget, J. 1935, Comptes Rendus Acad. Sci., 200, 1241
de la Baume Pluvinel, A., Baldet, F., 1909, Comptes Rendus Acad.
Sci., 149, 837
Devaux, J. 1933, Annales de Physique, 20,
Dollfus, A. 1961, The Solar System, vol III, Planets and satellites,
Chicago : University of Chicago Press, p. 534
Garrigue, H. 1936, Annales de Physique, 23,
Lemström, S. 1884, Comptes Rendus Acad. Sci., 99, 91
Lyot, B. 1939, Monthly Notices of the Royal Astronomical Society,
99, 580
Crédit : Emmanuel Davoust